Qu'on leur coupe la tête !  Alors que l’inclassée et inclassable affaire des cousines Tudor et Stuart revient au cinéma dans “Marie Stuart, reine d’Écosse”, les figures jouées par Margot Robbie et Saoirse Ronan rappellent les périls de l’exercice du pouvoir au féminin.

&ldquo;Tout pouvoir sans contr&ocirc;le rend fou&rdquo;, disait le philosophe Alain. Qu&rsquo;est-ce qui fait tourner la t&ecirc;te des puissants&thinsp;? L&rsquo;affaire occupe depuis les Grecs et les Latins&thinsp;: le p&eacute;ch&eacute; d&rsquo;orgueil de Socrate chez Platon, d&rsquo;Arachn&eacute; chez Ovide&hellip; et toute la grande histoire qui a suivi. Hier encore, &ccedil;a causait &ldquo;hubris&rdquo; Place Beauvau, &eacute;poque G&eacute;rard Collomb&thinsp;: &ldquo;C&rsquo;est la mal&eacute;diction des dieux. Quand, &agrave; un moment donn&eacute;, vous devenez trop s&ucirc;r de vous, vous pensez que vous allez tout emporter. (&hellip;) Il y a une phrase qui dit que les dieux aveuglent ceux qu&rsquo;ils veulent perdre, donc il ne faut pas que nous soyons dans la c&eacute;cit&eacute;.&rdquo; Cons&eacute;quence d&rsquo;un exercice du pouvoir assaisonn&eacute; &agrave; l&rsquo;orgueil, &agrave; la d&eacute;mesure voire &agrave; la m&eacute;galomanie, l&rsquo;hubris du Banquet et autres dialogues aboutit &agrave; un change- ment de la personnalit&eacute; parfois radical. C&rsquo;est l&agrave; que romanciers, peintres, compositeurs et cin&eacute;astes s&rsquo;en donnent &agrave; c&oelig;ur joie, brossant avec une d&eacute;lectation non feinte les errances de personnages assujettis &agrave; leurs passions.

Kirsten Dunst dans “Marie- Antoinette” de Sofia Coppola (2006).

Temp&ecirc;te et passion

Tyran pyromane, souveraine conspiratrice&hellip;, l&rsquo;expression de la folie peut varier selon le sexe. La cause, elle, se partage &eacute;quitablement entre masculin et f&eacute;minin. N&rsquo;en d&eacute;plaise &agrave; Simon Renard, personnage du Marie Tudor de Victor Hugo, le beau sexe n&rsquo;est pas plus enclin &agrave; l&rsquo;hubris que l&rsquo;homme&thinsp;: &ldquo;Quand une femme r&egrave;gne, le caprice r&egrave;gne. Alors la politique n&rsquo;est plus chose de calcul, mais de hasard. (&hellip;) Les affaires ne se jouent plus aux &eacute;checs, mais aux cartes.&rdquo; Victor Hugo, par la bouche de son person- nage, fait r&eacute;f&eacute;rence au penchant de Marie Tudor pour les jeux de cartes. Dans une autre mesure, celle qu&rsquo;on surnomme &ldquo;la Sanglante&rdquo; ordonna le massacre de pr&egrave;s de trois-cents dissidents protestants entre 1554 et 1558. H&eacute;riti&egrave;re d&rsquo;Henri VIII, Marie avait &eacute;t&eacute; &eacute;cart&eacute;e du tr&ocirc;ne &agrave; l&rsquo;&acirc;ge de 18 ans, tr&ocirc;ne qu&rsquo;elle ne rega- gnera qu&rsquo;apr&egrave;s vingt ans de tractations &ndash; marqu&eacute;s par la d&eacute;colla- tion de sa cousine, Jeanne Grey.

Path&eacute;tique et pers&eacute;cutrice, l&rsquo;Anglaise Marie Tudor aurait pu inspirer non pas tant la Reine de c&oelig;ur de Lewis Carroll que sa Reine rouge, personnage apparaissant dans le second volume des aventures d&rsquo;Alice, De l&rsquo;autre c&ocirc;t&eacute; du miroir. Chez Tim Burton, le personnage, jou&eacute; par Helena Bonham Carter, affiche d&rsquo;ail- leurs tous les attributs esth&eacute;tiques d&rsquo;une souveraine anglaise du xvie &nbsp;si&egrave;cle&thinsp;: collerette, corset, manches &agrave; gigot, panne de velours et joyaux au cou et &agrave; la couronne. Sans compter certains traits de caract&egrave;re&thinsp;: &ldquo;Je voyais la Reine de c&oelig;ur comme l&rsquo;incarnation d&rsquo;une passion ingouvernable, une furie aveugle et sans but&rdquo;, commente Lewis Carroll dans une lettre. &ldquo;La Reine rouge que j&rsquo;imaginais &eacute;tait une Furie d&rsquo;un autre type&thinsp;: sa passion devait &ecirc;tre froide et calme&thinsp;; elle devait &ecirc;tre stricte et soucieuse des formes, et cependant non d&eacute;nu&eacute;e de gentillesse&thinsp;; p&eacute;dante au dernier degr&eacute;.&rdquo;

Les sympt&ocirc;mes de l&rsquo;hubris sont donc doubles&thinsp;: froideur implacable d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, d&eacute;cha&icirc;nement passionnel de l&rsquo;autre. Dans La&nbsp;Comtesse, de Julie Delpy, Elizabeth Bathory fomente impassi- blement l&rsquo;assassinat de jeunes vierges pour pr&eacute;tendre &agrave; l&rsquo;&eacute;ternelle jeunesse. A contrario, la Reine de la nuit de La Fl&ucirc;te enchant&eacute;e, de Mozart, rameute tout le Sturm und Drang (temp&ecirc;te et passion) dans son air l&eacute;gendaire Der H&ouml;lle Rache kocht in meinem Herzen (La col&egrave;re d&rsquo;enfer bout dans mon c&oelig;ur). C&rsquo;est sans mot dire qu&rsquo;&Eacute;lisabeth I signe l&rsquo;arr&ecirc;t de mort de Marie Stuart en 1567, &eacute;pi- sode cl&eacute; de l&rsquo;histoire racont&eacute; par Josie Rourke dans son nouveau long-m&eacute;trage, Marie Stuart, reine d&rsquo;&Eacute;cosse. La &ldquo;reine vierge&rdquo;, interpr&eacute;t&eacute;e &agrave; l&rsquo;&eacute;cran par Margot Robbie, avait fini par consid&eacute;rer sa cousine (jou&eacute;e par Saoirse Ronan) comme une menace pour son titre de souveraine d&rsquo;Angleterre.

Élisabeth I, reine d’Angleterre et d’Irlande, portrait attribué à George Gower vers 1588.

Libert&eacute; de moeurs&nbsp;

Mais quelle est la place du c&oelig;ur, au centre de l&rsquo;&eacute;chiquier politique&thinsp;? Si la royaut&eacute; en 2019 &eacute;voque les bons sentiments, l&rsquo;heure est davantage &agrave; la trag&eacute;die qu&rsquo;&agrave; la bluette pour les souverains du xvie &nbsp;si&egrave;cle. On ne manque pas d&rsquo;arguments pour justifier le grand &eacute;cart qui s&eacute;pare une &Eacute;lisabeth I d&rsquo;une &Eacute;lisabeth II avec ses ni&egrave;ces bon chic bon genre. Dans un article consacr&eacute; &agrave; Lewis Carroll, l&rsquo;universitaire Marie-H&eacute;l&egrave;ne Inglin-Routisseau propose ainsi une lecture pr&eacute;-&oelig;dipienne de la folie meurtri&egrave;re de la Reine de c&oelig;ur, applicable une fois encore aux s&oelig;urs Tudor&thinsp;: &ldquo;&lsquo;Qu&rsquo;on leur coupe la t&ecirc;te&thinsp;!&rsquo; Son credo r&eacute;sonne violent et ent&ecirc;tant, aussi tristement path&eacute;tique que castrateur. La Reine de c&oelig;ur est une m&egrave;re d&rsquo;avant l&rsquo;&OElig;dipe.&rdquo; 

Frileuses voire hostiles en amour, Marie et &Eacute;lisabeth Tudor trouvent leur antith&egrave;se parfaite en la personne de Catherine II. Loin de l&rsquo;Angleterre, en Russie, l&rsquo;imp&eacute;ratrice a collectionn&eacute; les amants &ndash; une vingtaine, dit-on &ndash; dans un xviiie si&egrave;cle qu&rsquo;elle voulait ouvert aux Lumi&egrave;res comme au libertinage. Cette fr&eacute;n&eacute;sie aura co&ucirc;t&eacute; de l&rsquo;argent et du cr&eacute;dit &agrave; la &ldquo;Messaline du Nord&rdquo;. Pour Christine de Su&egrave;de, la fi&egrave;vre n&rsquo;est pas un frein &agrave; l&rsquo;exercice sous contr&ocirc;le du pouvoir, puisqu&rsquo;elle le rejette. Mont&eacute;e sur le tr&ocirc;ne &agrave; l&rsquo;&acirc;ge de 6 ans, en 1644, elle abdique dix ans plus tard et s&rsquo;embarque pour un long voyage &agrave; travers l&rsquo;Europe. Elle y aimera des femmes &ndash; Ebba Sparre &ndash;, des hommes &ndash; le cardinal italien Decio Azzolino &ndash; mais, surtout, fera fructifier sa libert&eacute; de m&oelig;urs dans le domaine des arts et des lettres. Celle que Greta Garbo joua au cin&eacute;ma aurait inspir&eacute; &agrave; Descartes son trait&eacute; Les&nbsp;Passions de l&rsquo;&acirc;me&hellip;

Les souveraines de la pop culture

Emma Stone dans "La Favorite" de Yorgos Lanthimos.

Dans &ldquo;La Favorite&rdquo;, de Y&oacute;rgos L&aacute;nthimos, l&rsquo;excentrique reine Anne, incarn&eacute;e par l&rsquo;extraordinaire Olivia Colman, malm&egrave;ne sa cour &agrave; coups de folies et de caprices. Qui sont les reines folles qui, aujourd&rsquo;hui, laissent leurs marques&thinsp;?

Un livre de reines : collaboration entre trois enti- tés, la directrice artistique Gio- vanna Engelbert, Martina Mon- dadori Sartogo, fondatrice du luxueux Cabana Magazine, et Swarovski Professional, “The Book of Dreams”, premier volume d’une série bi-annuelle, réinvente en photographies certains por- traits de reine, ici le “Darnley Portrait” d’Élisabeth I d’Angleterre (1575), en utili- sant pierreries et cristaux. Le baroque dans toute sa déme- sure n’est pas près de passer de mode.

La créatrice Simone Rocha : avec son défilé automne-hiver 2018/19 (en photos ci-contre), la jeune créatrice irlandaise rend hommage aux peintures roman- tiques de John Constable ainsi qu’aux jeunes filles de l’époque victorienne qu’elle métamor- phose en rebelles un peu punk, en déstructurant dentelles et crinolines. À son habitude, Simone Rocha travaille aussi rubans noirs, broderies dorées, perles et cristaux comme autant de contrepoints essentiels à ses silhouettes, ni tout à fait modernes, ni tout à fait nostalgiques.

La reine Gaga : “En fait, je ne veux pas de trône du tout, parce que je ne me vois pas du tout comme une reine ; je me vois moi-même comme une de mes fans” a déclaré avec modestie l’impératrice de la pop. Dédoublement de personnalité ou pose ultime ? Le fait est que personne, pas même Beyoncé, n’est arrivé à égaler son long historique d’excentricités vestimentaires. Si Lady Gaga ne veut pas de trône, on peut dire que les couronnes – ici rouge comme le sang avec dentelles au MTV Video Music Awards de 2009 – ne lui ont jamais fait peur. Elle vient encore d’en décrocher une virtuelle cette fois pour son rôle dans “Une étoile est née”. Non, vraiment, il n’y a aucune raison pour que la reine redescende sur terre.

Les toiles de Genieve Figgis : ce n’est pas à la peinture à l’huile mais à grands coups d’acrylique que cette Irlandaise, représentée par Half Gallery et Almine Rech, compose ses por- traits de cour ou ses scènes de la haute société. Ou plutôt devrait-on dire qu’elle les décompose. Entre Fragonard, Boucher, qui l’inspirent, et Goya, qu’elle adule, Figgis recrée des scènes étrangement familières, faisant ressortir la solitude des personnages. Elle montre des visages aux orbites vides, fantômes d’un autre monde, une aristocratie faite de zombies qui semblent occuper des scènes de théâtre. Là, le rêve, le cauche- mar et le gro- tesque et même la folie ne sont jamais loin. Une vision des hautes sphères délétère qui fascine toile après toile.

L’unique Isabella Blow : reine des excen- triques disparue en 2007, cette Anglaise folle de mode est toujours imitée mais n’a jamais été rem- placée. Muse de Philip Treacy et mentor d’Alexan- der McQueen,  elle utilisait les chapeaux les plus dingues, du jar- din japonais au faisan en passant par un vaisseau noir pour cacher un visage trop “Plantagenêt” à son goût. Pour elle, la mode était un champ de bataille où elle pouvait en remontrer à tous, armée d’un humour dévastateur, d’une irrévérence salvatrice, parée d’atours déments et d’un parfum qui lui allait comme un gant : Fracas de Robert Piguet.

Qui sont ces reines folles qui ont marqué l'histoire?

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