Pourquoi le luxe ne connaît pas la crise ?
L’économie mondiale doit gérer des défis inédits, pourtant l’industrie du luxe se porte mieux que jamais. LVMH et Kering enregistrent des progressions constantes, et l’artisanat haut de gamme ne connaît pas – ou peu – la crise...
"Inventé" par Louis XIV qui en avait fait un outil de communication – comprendre d’intimidation – au XVIIe siècle, avec le château de Versailles en guise de showroom, le luxe a connu tout au long de l’histoire différentes influences. Obligatoirement discret dans le nord de l’Europe du temps de l’âge d’or des maîtres flamands, plus clinquant, coloré et nuancé de perspectives en 3D dans la culture florentine, le luxe incarne depuis toujours ce que l’on veut à la fois penser et démontrer de soi. Mais il est aussi paradoxal : notre époque de surexposition nous invite cycliquement à cultiver le luxe de l’intime, celui qu’on n’exhibe plus, laissant les réseaux sociaux à ceux qui n’ont "pas de vie privée." Il redevient élitiste et se mord la queue. À bon escient parfois, le luxe ne sert pas qu’à nous distinguer : il peut changer notre attitude. Entre "être", "paraître" et "avoir", Perrine Déprez, psychologue-psychanalyste spécialisée dans la question du corps et de l’image de soi, nous aide à démêler le luxe du leurre.
Le luxe ou la précosité de l'être
Plus que jamais dans l’histoire de la mode, on est désormais ce que l’on porte ; le goût, l’éducation et les moyens financiers que l’on donne à voir aux autres. Perrine Déprez étend cette projection à tout ce qui nous entoure et nous définit : "On est sophistiqué comme l’est la décoration de notre appartement, on est aussi cool que nos baskets, si on porte un parfum rare et précieux, on devient soi-même insaisissable et inestimable. Si l’on affiche des pièces luxueuses, on s’affirme précieux, donc rare." Comment en sommes-nous arrivés à ce raccourci ? Pour la psychanalyste, "en valorisant de plus en plus une société de l’imaginaire, dans laquelle le réel est fui en permanence. L’être aujourd’hui veut de jolies images qui illustrent une success story, dans un monde qui est en réalité émaillé d’événements plutôt tristes. En adoptant le costume du personnage d’une histoire idéale, on espère devenir le héros de cette utopie… au moins dans notre imaginaire." Et c’est là, quelque part entre la confusion de "l’avoir" et de "l’être" chers à Freud, que le luxe prend toute sa légitimité. Il s’invite dans nos maisons, incarne l’accession au rêve, à la concrétisation de soi, à la représentation d’une existence accomplie.
Le luxe paradoxe
Très peu de personnes y ont accès, et même parfois ceux qui pourraient, ne se l’autorisent pas. Il doit à la fois incarner la singularité, nous permettre de nous démarquer et nous relier à une communauté d’élite. Or depuis une vingtaine d’années, le luxe s’est démocratisé, avec la Balmain Army par exemple, et toutes les grandes maisons de couture françaises qui ont développé leur prêt-à-porter. Certaines se sont lancées dans la personnalisation, avec par exemple la bagagerie Louis Vuitton, sur laquelle on peut faire apposer ses propres initiales à côté du célèbre monogramme qui, historiquement, avait lui-même démocratisé le luxe (LV ayant donné ses propres lettres de noblesses à la bourgeoisie). On en est arrivé à l’idée que le luxe, c’est ce qu’on possède et que les autres n’ont pas. Perrine Déprez analyse : "Nous différencier, c’est la pédale d’appui de la publicité depuis l’origine des temps, mais comme le public du luxe ne veut pas être associé à sa démocratisation, on glisse vers l’hyperpersonnalisation du produit de niche." Conséquence directe : contrairement à ce qu’il a pu être par le passé, le luxe n’est plus futuriste, il est nostalgique. On ne veut plus la voiture du futur, on veut la famille d’hier.
Le luxe investissement
À une époque où l’on se méfie de plus en plus des banques, les pièces de luxe apparaissent comme une valeur refuge, comme ont pu l’être les œuvres d’art ou les voitures de collection. De plus en plus, on investit dans les montres ou les sacs, qui peuvent prendre de la valeur. On spécule sur l’offre et la demande, car le luxe a tout compris et produit en plus des séries limitées : la basket griffée produite à moins de cent exemplaires devient un objet d’art et si on réussit à l’obtenir, c’est comme un graal qu’on peut revendre trois fois son prix sur Internet, dans la journée.
Le luxe en Belgique
Du nord au sud du pays, où l’aisance financière s’exprime généralement avec discrétion (schématiquement, le Belge est très axé sur sa maison, il investit dans son quotidien), toute une nouvelle génération de consommateurs est très attirée par le luxe et peut se le permettre. Ils ont entre 35 et 40 ans, et s’offrent plus volontiers des accessoires pérennes aux logos pas ou peu visibles. Sophie Helmoortel, présidente du BEL (Brussels Exclusive Labels, association de maisons artisanales de qualité), constate également que "le luxe tel qu’on nous le fait miroiter, ce serait surtout des grandes enseignes et des marques internationales. Mais notre luxe, en Belgique, c’est aussi la qualité de vie, la possibilité de pouvoir prendre le temps et l’investissement dans des valeurs durables. L’ostentation et la consommation rapide n’ont pas encore grignoté tout le marché, même si les pouvoirs publics devraient être attentifs à ne pas offrir pignon sur rue à toutes les boutiques de fast-fashion qui souhaitent s’installer dans les points clefs de Bruxelles. Car de vraies enseignes de luxe belges, il n’y en a pas tant que ça et elles ont besoin de rester visibles. Notre force et notre spécificité se concentrent dans nos artisans d’exception, notamment dans les métiers de construction et de décoration, qui développent des savoir-faire inestimables." Mais Bruxelles doit aussi faire face à une configuration différente des autres grandes capitales. Selon Sophie Helmoortel, "les entrepreneurs de talent ont du travail, mais même si la ville est très touristique, les visiteurs de passage ne dépensent pas forcément beaucoup. On travaille plus avec les locaux qu’avec les touristes, contrairement à Paris, par exemple." Ainsi, les clients belges aisés – et ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le pense à posséder un haut pouvoir d’achat – placent leurs actifs dans leur confort, plutôt que dans un rêve d’appartenance. Celui par exemple du it-bag matelassé à recevoir pour ses 40 ans, imaginant intégrer un club restreint. Qui ne l’est pas tant que cela.
Le luxe qui protège
Dans un climat socialement anxiogène, on confère alors au luxe la mission illusoire de nous protéger du commun. Fantasme de possession ou de représentation, il remplit une autre mission symbolique, selon Perrine Déprez. "Étant donné l’errance actuelle de l’être, il vient également en renfort d’une figure identitaire : on devient le bio, le hype ou n’importe quoi qui nous rattache à une élite plus ou moins accessible." Avec un sac Hermès obtenu après des mois de liste d’attente, des sneakers numérotées achetées aux enchères ou un tapis confectionné sur mesure au Népal, on se détache de la masse, on existe différemment dans le regard de l’autre et on se rattache à un autre groupe, qui possède ses propres codes précis. La psychanalyste rappelle que "le luxe est très codifié : il a ses matières, ses peaux exotiques, ses couleurs. Ensuite, ces codes sont réutilisés et réappropriés par des marques qui ne sont pas de luxe, d’ailleurs." On entend par là des "inspirations" de grandes maisons, imitations à peine cachées de it-bags de Celine ou Dior, vendues en simili cuir (en plastique, donc), dans des enseignes très moyen de gamme, mais qui se positionnent comme "luxe", avec de grandes boutiques bien éclairées, aux étalages en laiton brillant. "Car le luxe est également un refuge psychique, dans un monde qui s’effondre et où le “story telling” des marques raconte une société idéale, inscrite dans une famille unie. On possède du luxe, on a réussi sa vie." C’est le fameux aphorisme provocateur de Jacques Séguéla en 2009, qui plaidait alors la cause de Nicolas Sarkosy : "Tout le monde a une Rolex. Si à 50 ans on n'a pas une Rolex, c'est qu'on a quand même raté sa vie." Pourtant, le luxe peut prendre plusieurs formes, dont on cultive la singularité aujourd’hui.
Le nouveau luxe
Perrine Déprez rappelle qu’ "il y a eu toute une période où les grands chefs d’entreprise ont voulu marquer leur détachement des valeurs matérielles. Ils ont lâché leur Patek Philippe pour une Apple Watch. Il s’agit cependant d’un déplacement de l’élitisme." Alors, même la publicité du luxe s’adapte : plus l’avenir est incertain, plus on est nostalgique, et on revient à des valeurs archaïques comme la famille, le cocooning, la bulle. Le luxe évoque l’idée que son détenteur est à l’abri de tout. C’est l’enveloppe protectrice, grâce à laquelle plus rien de grave ne peut nous arriver. Mais la solution crée une autre contradiction : "À chaque fois qu’on pense se libérer d’une chose, on s’enferme dans une autre. Par exemple, quand les bobos bio lâchent la société de consommation pour surconsommer du sans pesticides. Finalement, l’être humain est toujours dupe de lui-même." Culturel, de la créativité intemporelle de Delvaux au rococo de Dolce & Gabbana, le luxe doit toujours faire rêver. Il doit se démarquer, est historiquement tenu de choquer, mais jamais, il ne lui est permis de se galvauder. C’est pourquoi la Belgique le garde à l’abri, développé dans ses savoir-faire.