Willi Smith : prophète de mode
Dans un grand loft blanc très new-yorkais, le soleil se déverse généreusement dans un décor entièrement de briques blanches : du sol au mur en dégradé, jusqu’aux meubles. Accoudé à un bureau lui aussi fait de briques blanches et de verre dans un assemblage aérien comme à moitié achevé, un homme afro-américain tient à la main un téléphone. À côté de lui un superbe masque sénoufo, un collage multicolore de Christo, une longue statue en fil noir et deux tableaux posés contre un mur. Cela ressemble presque à une performance et, dans un sens, cela en est une. Cette photographie datant de 1982 montre en effet Willi Smith dans le bureau de sa marque Williwear, un lieu conçu par le collectif d’architecture de James Wines, SITE, et qui a concentré en quelques pièces l’essence même de ce créateur atypique : une sophistication lumineuse dissimulée sous une fausse simplicité, la déconstruction/reconstruction des basiques, le charme, la mobilité, l’invention à tout prix, en équilibriste, avec l’art, la joie et son identité comme boussoles. Ce côté industriel rappelle aussi ses origines, lui qui est né juste après la Deuxième Guerre mondiale dans la classe ouvrière de Philadelphie (son père était monteur de charpentes métalliques). Lecteur avide depuis l’enfance, Willi est encouragé dans sa passion précoce du vêtement et de l’illustration par sa famille, notamment par sa grand-mère Gladys qui, par son employeur, le pistonne pour un stage chez un grand couturier de New York, Arnold Scaasi, dont les robes sophistiquées étaient portées par les premières dames et le gratin de la Cinquième Avenue. Il y découvre... tout ce qu’il ne veut pas faire. Et commence la Parsons School of Design en 1965 après avoir bluffé les professeurs avec son dossier de candidature. Extrêmement cultivé et très doué en mode autant qu’en illustration, il est pourtant viré de l’école deux ans plus tard – selon la rumeur pour avoir affiché trop ouvertement sa liaison avec un autre étudiant.
Il explore alors à temps plein cette scène de l’art expérimental downtown qu’il avait pas mal arpentée durant son temps libre, et où il rencontre notamment Christo et Jeanne-Claude, des amis avec qui il travaillera ensuite sur de nombreux projets. En 1969, à 21 ans à peine, il devient designer pour la marque très populaire Digits. Trois ans plus tard, il est le plus jeune nominé au prestigieux Coty Award, un prix qui récompense le meilleur créateur américain. Quand la crise financière frappe l’économie mondiale en 74, il quitte Digits et tente de fonder son propre label avec sa sœur cadette Toukie. Toukie Smith a commencé une incroyable carrière de mannequin en 1970, qui la mènera à poser pour Chanel, Versace, Issey Miyake, Norma Kamali ou Thierry Mugler. Dotée d’un tempérament exubérant et passionné, elle est à cette époque la muse et compagne de Jean-Paul Goude, qui fait d’elle de somptueux portraits dans la série French Corrections dont un nu légendaire où elle pose avec une coupe de champagne sur les fesses. Dotés tous deux d’une gentillesse et d’un charisme fou, Toukie et Willi ont tissé un lien très fort, tels des jumeaux, et ce lien passe aussi par la mode. Mais en 1976, Willi Smith retrouve un autre alter ego : la Française Laurie Mallet, spécialiste en tissus et virtuose du marketing, qui avait travaillé avec lui à Digits et avec qui il va fonder WilliWear après une première collaboration à Bombay.
Street cool
Le premier défilé WilliWear, une collection été avec un thème nautique et asiatique, a lieu en 1978. Smith s’inspire de la mode de la rue, des filles au fresh American style, avec des coupes parfaites, des tissus de qualité, accessibles en prix et faciles à porter du matin au soir. On y trouve des petites robes, des pantalons à pinces taille haute avec ceinture nouée à la taille et des petits hauts à manches courtes. Dans l’introduction du livre qui accompagne l’exposition “Street Couture” au Cooper Hewitt Smithsonian Design Museum, cette citation de Willi Smith montre toute son absence d’ego : “Mes créations sont si simples... Je veux qu’elles soient interprétées. Je ne suis pas un dictateur de la mode, vous n’êtes pas obligé de me porter de la tête aux pieds. J’aime que les clientes des friperies mélangent mes vêtements avec du vintage de façon créative.” L’actrice et mannequin Veronica Webb se souvient, dans le répertoire de témoignages sur Willi Smith en ligne (*), à quel point elle aimait porter sa panoplie préférée imaginée par Willi : un pantalon baggy, des chaussures Oxford et un petit top décolleté sur les épaules. Diane Meier, une de ses collaboratrices, met elle aussi en avant la modernité de Willi : “Si vous regardez votre placard, vous verrez que nous nous habillons tous maintenant comme Willi nous a habillés. Nous recherchons tous ce pantalon doux et facile et le pull oversized confortable, le petit T-shirt et le châle à draper pour plus de style ou de chaleur. Nous recherchons tous des tissus assez doux pour dormir dedans et qu’on peut aussi mettre à un vernissage ou pour prendre l’avion. C’est ce que Willi avait en tête. (...) Lorsqu’Issey Miyake et Comme des Garçons ont été célébrés pour leurs fantastiques origamis enveloppant et leurs formes accommodantes, tout ce que nous pouvions dire, c’est que Willi l’avait fait le premier.” Et en regardant ses collections, on pense évidemment à des looks créés par d’autres aujourd’hui comme Vivienne Westwood, Marc Jacobs ou Yohji Yamamoto, ou au street style célébré en version super-luxe entre autres par Virgil Abloh pour Vuitton ou Off-White. Mais le plus bel hommage vient indirectement d’Alexandra Cunningham Cameron, curatrice en design contemporain au Cooper Hewitt Museum, qui raconte qu’au moment d’assembler
les vêtements créés par Willi Smith c’était toujours la même histoire qui se répétait : “Les habits avaient été tellement portés, tellement aimés qu’ils étaient en lambeaux. Usés jusqu’à la corde.” Son succès a été à la mesure de cet amour : la compagnie WilliWear Limited, a atteint en dix ans un chiffre d’affaires annuel de 25 millions de dollars (1986). En 1983, Willi Smith gagne le fameux Coty Award en tant que designer après avoir été nommé cinq fois. Il est devenu un acteur majeur de la mode américaine. L’exposition s’intitule d’ailleurs avec à propos “Street Couture” du nom de cette collection automne-hiver en 1983 où il amêlé mode, art vidéo et musique. C’était sa manière à lui de créer une mode pour tous, en l’entremêlant avec son autre passion, l’art contemporain. Cet esprit très ouvert à la collaboration avec les autres arts d’avant- garde, c’était sa différence, sa force et son succès.
Art total
Tout d’abord, ses défilés, les plus excitants à New York, ont toujours ressemblé à des performances, depuis le premier présenté à la galerie Holly Solomon à Soho en 1978. En 1980, la collection automne a lieu au Alvin Ailey American Dance Theater, et ce sont les danseurs de la compagnie qui défilent. En 1983, Willi Smith engage le pionnier du video art Nam June Paik pour créer des installations pour la collection été City Islands, avec une musique du compositeur underground Jorge Socarras et des make-up de Linda Mason. Les mannequins sont encouragés à jouer : Linda Mason, sur demande de Willi, leur met une palette de couleurs dans les mains pour qu’elles s’en maquillent en marchant sur le catwalk. Willi Smith imagine aussi une ligne WilliWear Productions qui propose des œuvres d’artistes sur T-shirts produits à grande échelle, avec Keith Haring, Dan Friedman, Dondi, Futura 2000 ou Ed Schlossberg. Soit 40 ans avant l’ère des collabs. Pour Christo et Jeanne-Claude, ses amis, Willi créé une combinaison rose avec casquette et T-shirt assortis pour les artisans du projet Surrounded Islands, en Floride, ainsi que les uniformes pour le projet du Pont Neuf à Paris en 1985. Il crée des costumes pour Secret Pastures, de la compagnie de danse de Bill T. Jones avec des décors de Keith Haring.
Expérimenter, vivre...
En 1985, il monte son “défilé” le plus audacieux sous la forme d’un film, Expedition. Une expérience dingue pour le milieu de la mode : sa nouvelle collection est portée par des Sénégalais(es), à Dakar, filmés par le réalisateur Max Vadukul, qui leur explique leurs chorégraphies excentriques. Willi Smith, comme beaucoup d’Afro-américains, depuis les années soixante et le panafricanisme révolutionnaire de Malcolm X, a cherché ses racines pour mieux comprendre son histoire. Son voyage au Sénégal est pour lui l’occasion de faire fusionner cette histoire personnelle et sa création, inspirée par les images des photographes Seydou Keïta et Mama Casset qu’il découvre au musée à Dakar. Max Vadukul se souvient dans le Willi Smith Community Archive : “Willi a conçu les tenues en pensant au passé colonial du Sénégal et a fait des apparitions tout au long du film. Tout cela était très, très ‘couillu’ et assez risqué pour une mode grand public. Je ne peux pas penser à un autre exemple à ce moment-là où une collection serait présentée dans un film de fiction, pas même à Paris. Jean-Paul Gaultier est un designer très avant-gardiste, mais ni lui ni Thierry Mugler ou Azzedine Alaïa n’ont fait ce que Willi a fait. Willi était vraiment très en avance dans son approche du film et de la vidéo. (...) C’était une façon vraiment intelligente d’utiliser un petit budget pour un impact maximum. Vous pouvez emporter le film n’importe où. Il a été montré à New York, Londres. Peut-être Paris? Je pense qu’il a aussi reçu des prix.” Dans le film, on voit aussi Willi Smith portant pour s’amuser des costumes pastel ou un dashiki rose vif, maquillé avec un turban et des lunettes. Noir et gay, il a toujours eu une manière décomplexée d’assumer qui il était, avec humour et élégance. Il a concilié ses identités avec succès et grâce. Icône de la communauté afro-américaine, adoré par les médias et le monde de la mode pour son esprit et sa créativité, il apparaît dans le New York Times ou le WWD hilare avec son gros bouledogue adoré Rufus. En 1987, il fait même les costumes de prom des filles dans le film de Spike Lee School Daze. Mais même au plus haut de son succès, Willi Smith s’émerveille toujours en voyant une de ses jupes portée dans la rue. Selon ses amis, Willi avait un charisme irréel, une énergie dingue, un sourire désarmant et un amour fou de la vie, de la danse, des arts et des fêtes, l’été avec sa bande à Fire Islands. Il meurt le 17 avril 1987 à l’âge de 39 ans des complications du sida. L’écrivain et poète Tom Healy témoigne avec émotion de la brutalité de cette disparition en pleine gloire : “Le rire de Willi Smith, son style sexy et classique, sa beauté féline, son amour des fleurs, sa capacité à appeler un chat un chat, ses étonnements joyeux, son regard : tous sont morts au printemps.”
(*) “Willi Smith: Street Couture” en trois projets : Exposition au Cooper Hewitt Museum à New York jusqu’au 25 octobre 2020 grâce notamment au mécénat de Gucci. Catalogue copublié par Cooper Hewitt et Rizzoli Electa. Et sur le digital, Willi Smith Community Archive qui recueille témoignages et images de ses proches, amis et collaborateurs.