Lily-Rose Depp : "J’ai grandi avec la conscience de devoir garder une vie privée"
Photographie : Jean-Baptiste Mondino
Réalisation : Jennifer Eymère
Coiffure : Alexandry Costa
Maquillage : Christophe Danchaud
Devant son miroir, Lily-Rose Depp se prépare. Autour d’elle, ça s’affaire, dans la lumière tamisée d’une loge de studio. Le photographe Jean-Baptiste Mondino, qui a si souvent mis sa mère en lumière, lui glisse un petit mot. À côté, un maquilleur et un coiffeur qui la connaissent depuis le berceau. Dans une heure, elle ressemblera à une princesse mais, pour l’instant, c’est un petit oiseau, avec son visage de lune, son teint de porcelaine et ses yeux grands ouverts. “On passe tellement de temps à se regarder, dans ce métier, qu’on finit par bloquer sur des détails qu’on ne remarquerait jamais chez les autres !”
Elle se recoiffe, plisse un peu les yeux, s’inquiète de n’avoir pas assez dormi pour la séance d’aujourd’hui, puis passe à un autre sujet, comme si tout cela n’avait guère d’importance. Elle a 19 ans, Lily-Rose, un rien de nonchalance – mais ce qui frappe d’emblée, chez elle, c’est sa curiosité. Une façon de se protéger de tout ce qu’on pourrait dire, écrire ou amplifier. Elle pose plus de questions qu’elle ne donne de réponses, par exemple. Sur la culture de la célébrité, sur sa double nationalité, sur sa passion du cinéma qu’elle ne cesse d’explorer. Et puis sur ce drôle d’objet qu’est la caméra. “Plus elle s’approche, plus elle vous trahit. Il faut être subtile parce que tout se voit, le moindre geste maladroit, vous ne trouvez pas ?” C’est assez cocasse venant d’une jeune femme sur qui l’on sait que tous les regards se penchent depuis qu’elle est née.
Évidemment, quand on la voit, on pense tout de suite à ses parents. Aux yeux de son père, Johnny Depp. À la voix et au visage de sa mère, Vanessa Paradis, dont elle dit volontiers qu’elle est “la plus belle femme du monde”, qu’elle a grandi en la regardant se préparer et en rêvant de lui ressembler. On pense tout de suite à leur amour de pellicule et de papier glacé qui nous a tous fait fantasmer et dont elle a forcément hérité. Pour Lily-Rose, ce n’est ni un sujet tabou ni une plaie dont par orgueil elle voudrait se libérer. Si elle n’en parle pas souvent, c’est plutôt pour préserver un sens du secret difficile à protéger dans une famille aussi exposée. “Pourquoi j’aime ce métier de comédienne ? Peut-être justement parce que c’est le seul endroit où je parviens à lâcher prise.” En vérité, Lily-Rose ne se livre que lorsqu’elle parle de cinéma. Ainsi, quand elle évoque son rôle d’amoureuse dans L’Homme Fidèle, de Louis Garrel, elle confie, exaltée, qu’elle a retrouvé avec délice ce sentiment adolescent de vouloir être désirée comme une femme. Elle parle de l’intensité de la passion, de ces mots qui s’accélèrent et qui débordent quand l’émotion prend le pas sur la raison. Elle s’interroge sur ce qui la saisit quand elle aime un garçon. Bref, elle dit tout ce qu’elle n’aurait jamais dit si on lui avait posé la question. Soudain, elle s’en rend compte et s’en amuse volontiers : “C’est mon côté américain. Là-bas, on utilise moins de mots mais on parle toujours un peu trop ! Suivant la langue, vous savez, je n’ai ni la même voix ni la même personnalité. Peut-être même que je suis un peu plus mystérieuse en français !”
Lily-Rose n’est pas tiraillée entre la France et les États-Unis. Elle plaisante en arguant que son signe astrologique est celui des Gémeaux – mais ces deux identités sont inscrites dans son ADN comme dans sa façon de voir le monde. Il suffit pour s’en convaincre de l’entendre parler du Magicien d’Oz de Victor Fleming et de Peau d’âne de Jacques Demy, deux films fondateurs qu’elle aime pour leur magie et qui disent chacun, pour elle, quelque chose de la culture de ses deux pays. La France, c’est quand même une certaine idée de la liberté : “À Paris, je me suis toujours sentie plus indépendante qu’aux États-Unis, où, adolescente, on devait m’accompagner partout : quand j’allais me promener, faire des courses ou boire un café.” Et puis la France, c’est aussi le pays du cinéma. De tous ces films qu’elle regardait avec sa mère quand elle était petite, à commencer par La Boum de Claude Pinoteau, qu’elles ont vu ensemble des dizaines de fois et dont elles ont fait leur film culte à force de jouer à Sophie Marceau. Elle évoque aussi son amour pour Louis de Funès, “notre plus grand acteur”. Et puis s’émerveille de la façon dont Louis Garrel a su saisir quelque chose du cinéma français, et ne parle somme toute que de cela : “L’Homme Fidèle s’ouvre et se clôt sur les toits de Paris, évoque les films de la Nouvelle Vague, mais n’est jamais classique dans sa façon de représenter la France. C’est presque un personnage du film, la ville de Paris. Un personnage intime qui produit des fantasmes. Un personnage de cinéma.”
Qui s’étonnera de sa cinéphilie ? Depuis La Danseuse de Stéphanie Di Giusto, où elle jouait le rôle d’Isadora Duncan et qui l’a révélée au Festival de Cannes il y a trois ans, Lily-Rose se fait peu à peu une place dans un cinéma indépendant et plutôt exigeant. On l’a vue aux côtés de Natalie Portman dans le Planetarium de Rebecca Zlotowski, jouer des jeux interdits avec Laurent Lafitte dans Les Fauves de Vincent Mariette, et bientôt en Catherine de Valois chez le réalisateur australien David Michôd. “Le cinéma que j’aime depuis toujours, c’est celui qui fait à la fois rêver et réfléchir, qui ne donne pas toutes les réponses, qui préfère le mystère.” Dans sa pudeur contrôlée, sa façon d’éluder certaines de nos questions, ses mots en français qu’elle choisit avec précaution, Lily-Rose ne cesse d’entretenir le mystère, et c’est un mot, d’ailleurs, qui revient souvent chez elle : “C’est vrai que j’ai grandi avec la conscience de devoir garder une vie privée, pour qu’elle reste à peu près normale ! Mais surtout, être acteur, c’est incarner d’autres personnes, d’autres histoires et d’autres vies. Pour moi ça n’a aucun sens, dans ce métier, de livrer trop de soi-même. Il faut laisser aux réalisateurs comme aux spectateurs un espace pour imaginer.” Du mystère au rêve éveillé, il n’y a donc qu’un pas – qui n’est jamais très éloigné du cinéma. “Il y a de la magie, sur un plateau de tournage ! Avec Louis Garrel, je l’ai sentie plus que jamais. J’avais conscience que tourner en pellicule, c’est de plus en plus rare et que la caméra allait capter un grain, des couleurs, quelque chose que je ne pouvais pas expliquer mais dont je connaissais le caractère éphémère.”
Tout va si vite, en ce moment, pour la jeune Lily-Rose. Comment choisit-elle, par exemple, parmi tout ce qu’on lui propose ? “Quand je lis un scénario, je fais moins attention au personnage qu’à ce que je pourrais en faire. Je m’interdis toujours de regretter un rôle que j’ai manqué – parce que si ça ne s’est pas fait, c’est qu’il n’était pas pour moi. On m’a toujours dit qu’au bout du compte, un rôle a été écrit pour celui ou celle qui le fera.” Elle ne s’interdit rien mais elle a pris l’habitude de dire non, plus souvent qu’à son tour. À un moment, on lui demande si parfois elle mesure la chance qu’elle a.
Elle répond du tac au tac : “Tout le temps, tous les jours, à chaque instant.”
Avec ce qu’il faut de mignon et d’autodérision, elle raconte même le premier jour de tournage de The King, pour Netflix, où elle prend conscience qu’elle réalise enfin son unique rêve de petite fille : non pas de jouer la comédie mais d’être une vraie princesse – elle qui ne l’avait jamais été que les soirs de Halloween ! Devant son miroir, ce matin, Lily-Rose est presque prête pour la séance photo. Elle sourit, passe la main dans ses cheveux et se lève pour rejoindre le plateau, mi-princesse mi-petit oiseau.