Pourquoi l'Espagne est votre prochaine destination
L’Espagne, par-delà son image d’Épinal de “pays du soleil”, recèle toutes sortes de portes dérobées vers l’éveil des cinq sens. On se fraye un chemin comme en forêt à travers cette verdure luxuriante. À chaque étape, on se retrouve plus frais, plus attentif.
Commencer son voyage à travers la péninsule ibérique par la ville de Barcelone est une excellente façon de s’immerger dans cet univers sensible. Le Quartier gothique, ancien quartier juif médiéval, dévoile à qui laisse flâner son désir au gré des ruelles mille bijoux cachés. À quelques minutes de la cathédrale apparaît l’Hôtel Neri, niché dans une bâtisse du xiie siècle. Vous pouvez déjeuner dans le restaurant qui donne sur une petite place sereine et comme réservée tout exprès pour vous, en contemplant la façade de l’église San Felip Neri où Gaudí venait prier tous les jours. Lors de la visite du Palacio Güell, la deuxième maison construite par Gaudí, chaque détail inscrit dans la masse architecturale jouant du clair-obscur retient votre attention. Par la suite, vous pouvez soit poursuivre la flânerie – le paseo – dans le boulevard Gracia en quête d’autres maisons de Gaudí, comme la Casa Milà surnommée “La Pedrera” ou la Casa Batlló, soit vous aventurer dans le quartier d’El Raval, en pleine mutation, pour visiter le Centre de culture contemporaine de Barcelone. Tout se fait à pied. Lorsque, la nuit venue, vous regagnez votre refuge, vous aurez presque le sentiment d’être rentrés “chez vous”. En parfait contraste avec les grands boulevards majestueux, la sérénité du lieu vous procurera la douce sensation d’être veillé – de quoi rassembler vos énergies pour la suite du voyage. Le lendemain, en une heure et demie de voiture depuis Barcelone, nous arrivons au restaurant Les Cols, à Olot, à une cinquantaine de kilomètres de Gérone, environné par les ondulations accueillantes des lignes du volcan et des champs qui l’enserrent. Il est tenu par Fina Puigdevall, native du lieu, qui a transformé sa maison familiale du xiiie siècle en un restaurant, conçu sous l’égide du collectif d’architectes catalans RCR.
Un mur doré, d’une beauté maîtrisée, qui attire à sa surface la lumière extérieure, donne sur un potager où les poules circulent nonchalamment entre les pommiers. Dans cette sobriété se déploie toute la force de la nature : saucisses, sarrasin, légumes du potager accompagnés d’eau de source de la région.
Un plat tel que l’oignon assorti de lait de brebis et de mie de pain ne saurait vous laisser indifférent. On dit tout naturellement “la cuisson de cette viande est parfaite” ; mais s’est-on déjà fait cette réflexion : “la cuisson de cet oignon est parfaite” ? C’est pourtant bien le cas du plat que nous avons dégusté ce jour-là. L’oignon dégage un goût tendre, avec une pointe de fraîcheur piquante ; entre les dents il est à la fois croquant et moelleux.
La texture de la sauce, évocatrice de la béchamel, nous conforte dans la reconnaissance du classique. Pourtant, il se joue là quelque chose de la recomposition du potage à l’oignon, si sophistiqué, à l’aide seulement de trois ingrédients que possède tout foyer modeste. Chaque plat est une question ouverte à chacun de nous qui le goûtons, les produits sont face à nous, dotés de la même présence que nous-mêmes.
Pour conclure cet après-midi décontracté et intense, vous pouvez poursuivre votre chemin vers la côte, la Costa Brava. Notre “maison”, le Mas de Torrent, se situe dans le village charmant de Torrent. Nous demeurons dans la continuité des Cols puisque le restaurant est supervisé par la même chef. Un esprit de détente règne sur les lieux. La mer est toute proche, à quelques minutes en voiture ; mais une fois dans l’enceinte de l’hôtel, vous voilà accueillis par une verdure généreuse. Le troisième jour, longeant la côte, nous empruntons la nationale qui déroule le panorama sublime de la mer pour gagner la région de Valence.
Dans le restaurant Quique Dacosta, à Dénia, le chef joue avec toute la palette des textures, tantôt sensuelles, tantôt vives. Ce filet de thon déposé entre deux lamelles d’algues est délicatement pressé du plat de la main pour en rompre les fibres. L’onctuosité du rouget nous ferait presque croire qu’il est encore vivant et qu’il vient s’entretenir avec nous.
La région de Valence jouit de la proximité de la mer, mais c’est aussi l’une des grandes régions montagneuses du pays, d’où proviennent canards sauvages, gibier divers et truffes magnifiques. Servies sur un lit de chou-fleur, ris d’agneau de Guira et morilles de Maestrazgo, ces dernières vous plongent soudain dans des forêts profondes. La transition d’un plat à l’autre est vertigineuse, telle une lanterne magique pour les cinq sens. Depuis Valence, un train confortable vous conduit à Madrid en moins de deux heures. Le soir venu, au Club Allard, dans le quartier d'Argüelles, la chef Maria Marte propose une cuisine qui nous fait voyager. Maria Marte est un bel exemple de sensibilité exercée dans la vie. Originaire de la République dominicaine, elle a d’abord travaillé au restaurant comme femme de ménage, pour élever ses enfants. Démarrant comme commis tandis qu’elle assurait encore ses fonctions au ménage, son talent a vite été salué par l’équipe. Elle a ainsi connu une ascension foudroyante, jusqu’au poste de chef qu’elle occupe aujourd’hui. C’est un moment de dépaysement qu’elle veut offrir à travers sa cuisine. La destination n’est pas forcément son île natale : chacun, au gré d’ingrédients et de techniques très variés, trouvera la sienne. Maria Marte, on le sent, a su préserver sa curiosité fraîche de petite fille, qui n’a de cesse de se développer encore. À l’approche de l’Estrémadure, on longe la région des chênes verts dont les glands font les délices du porc ibérique. Nous arrivons à Cáceres. Là se trouve un hôtel-restaurant deux étoiles hors pair : l’Atrio, tenu par Toño Perez et José Polo. Comment ne pas s’émerveiller devant cette architecture contemporaine dessinée par Luis Moreno Mansilla et Emilio Tuñón Álvarez, surgie au beau milieu de la ville historique ? Au sous-sol, une vaste cave concentrique contient quelque 4 000 références, forte de 45 000 bouteilles provenant de 26 pays. Le décor reflète une esthétique pointue, d’une cohérence rare. Nous avons, par ailleurs, la surprise de découvrir que la ville héberge le Centre des arts visuels Helga de Alvear, construit pour abriter la collection privée d’art contemporain la plus importante d’Espagne. La soirée est un grand moment : l’heure d’expérimenter l’accord des mets de Toño et de la collection de vins de José. Les saveurs, tout en subtilité, glissent de plat en plat, jouant d’abord de l’acidité sur un goût délicatement relevé, pour s’ouvrir ensuite sur l’umami, qui s’élève graduellement jusqu’à passer par un plat de thon et de joue de porc ibérique, ou de langoustine associée au foie gras et à la joue de porc – le mariage de la terre et la mer favori du chef et son plat signature –, avant d’enchaîner sur une autre transition : un plat de fromages travaillés en dessert.
C’est une cuisine qui mûrit et se bonifie avec le temps. Toño et José nous confient qu’à leur âge, ils songent surtout à se faire les passeurs d’un héritage culturel, rêvant de doter la ville d’un petit opéra, d’organiser un festival de musique… Tant qu’ils seront à Cáceres, la ville respirera leur art organique de vivre.
Avant de regagner la métropole, il est encore une étape à ne pas manquer : à mi-chemin entre Cáceres et Madrid, à une heure et demie de route, vous voilà entièrement immergés dans un autre univers. Dans la province de Tolède, l’hôtel Valdepalacios se love au cœur d’un vaste domaine déployé sur 600 hectares. En entrant dans la chambre, vous n’en croyez pas vos yeux. La vaste plaine qui s’ouvre à vous appelle l’équitation, la chasse, le golf même. Un simple tour en jeep aussi fera l’affaire – même ainsi, on se croirait vraiment en safari. Cerfs, biches, faisans et autres gibiers s’ébattent en liberté parmi les chênes. Le soir venu, le dîner se déroule dans un salon digne d’une villégiature proustienne. Dans le restaurant une étoile, Tierra, c’est le chef Jose Carlos Fuentes qui orchestre les plats. Sa cuisine chante la richesse du domaine : tartare de biche accompagné de papaye fermentée et yaourt, filet de chevreuil juste saisi dans une marinade de jus d’ananas, minifigues de la taille de petites amandes, à peine saumurées et croquant sous la dent…
Tel un dompteur de cirque, Jose Carlos Fuentes semble posséder une connaissance intime de la vie de chaque produit, de chaque animal – jusqu’à leurs moindres humeurs et histoires d’amour. Et nous, comme des enfants au cirque, assistons, les yeux écarquillés, aux sauts joyeux de la biche, au menuet du poulet et de la langoustine. Le spectacle s’achève sur le final éblouissant d’une vingtaine de mignardises multicolores. Nous regagnons notre chambre, réjouis par tant d’éclat, prêts à faire de beaux rêves. De retour à Madrid, nous atterrissons à l’Hôtel Orfila. Cet hôtel de charme offre une image fidèle de la ville. Le propriétaire, amateur d’antiquités, a installé une partie de sa collection dans son hôtel ; des tables, des lampes et des tableaux, ainsi qu’une collection de foulards vintage mis sous verre. Nous prenons notre dernier dîner au restaurant deux étoiles Ramón Freixa, dans le quartier de Salamanca. Le décor est contemporain, comme la cuisine : on la croirait moderniste ; on s’aperçoit bientôt qu’elle n’a rien oublié de ses origines. L’association terre et mer, à la catalane, se rappelle ici à nous dans une version surprenante, comme dans ce plat qui associe au cœur du concombre de mer, lapin, mini-anchois et champignon enoki. Une versatilité qui se retrouve dans l’ingrédient favori du chef : l’œuf, qui s’accommode de mille cuissons différentes. D’ailleurs, le voilà qui nous propose de nous emmener goûter le lendemain “la meilleure tortilla de Madrid”. Le dernier jour, nous retrouvons Ramón Freixa au marché de La Paz. Là, tout au fond de la halle, se trouve un comptoir tenu par de vrais Madrilènes. À la Casa Dani, la tortilla de patatas a l’onctuosité de l’omelette idéale, savoureuse, piquée d’oignons caramélisés. Anticipant la nostalgie des plaisirs du palais, désormais aguerris aux délices espagnols, nous prenons notre dernier déjeuner chez Santceloni, dans le quartier de Chamberi, restaurant doublement étoilé. Le chef Óscar Velasco nous accueille dans son nouvel espace, dont les tonalités d’or mat me rappellent l’intérieur d’un temple japonais. La brigade s’affaire elle aussi comme des moines disciplinés. La cuisine d’Óscar Velasco s’applique à la même discrétion. Tout en raffinement et sophistication, les références gustatives sont ici non pas à la cuisine régionale, mais espagnole, telle qu’elle s’est construite comme cuisine nationale, chose fort appropriée à cette ville royale. Pour autant, le chef ne s’efface pas derrière l’héritage de la gastronomie ibérique. Son plat d’agneau mijoté à basse température, ail noir et noisette, convoque immédiatement les montagnes de Ségovie, dont il est originaire. Il se dégage de certains plats la profondeur d’une voix basse et posée, semblable à la cloche d’un temple dont les échos font résonner leurs vibrations dans tout le corps. Dans ce restaurant, il ne faut pour rien au monde manquer le rituel du fromage. Vous êtes littéralement encerclés par deux énormes plateaux où s’expose une soixantaine de fromages de différents pays. Succédant à ce dernier acte, le baisser de rideau conclut la pièce de théâtre à laquelle nous avons assisté – un très beau final à notre voyage.
En attente du vol de retour, vous sentez encore la chaleur, quelle que soit la saison. Celle qui vous réchauffe de l’intérieur, la chaleur qui vous a “touché”. Chacun des lieux que nous avons traversés se rappelle alors avec son univers à soi, distinct, incomparable, comme chaque personne rencontrée, chaque objet vu et touché. Tant qu’ils sont animés par cette philosophie de vie, cette beauté incarnée, la sensibilité résonne entre eux.