Hommes

Nocturnal Animals, un diamant noir signé Tom Ford

En un seul film, A Single Man, Tom Ford a réussi à s’imposer comme réalisateur, alliant précision et élégance. Alors que son nouveau long- métrage, Nocturnal Animals, récompensé à Venise, sort début janvier, le créateur nous reçoit pour parler style et cinéma.
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Une galeriste de Los Angeles reçoit un manuscrit de son ex-époux. Le récit, d’une violence extrême, la force à revisiter leur passé... C’est sur le thème de la revanche, du besoin de création et de la loyauté que Tom Ford, sept ans après le magnifique A Single Man, signe avec Nocturnal Animals, un thriller sombre, superbe et dérangeant, qui a obtenu le Lion d’argent à la dernière Mostra de Venise. Aux antipodes de cet univers angoissant, c’est un Tom d’une gentillesse exquise que nous rencontrons pendant le Festival de Toronto, au très chic hôtel Shangri-La. “Serait-ce terriblement a reux si je commandais un Coca ?”, s’excuse le plus européen des Texans, derrière ses lunettes fumées. L’ex-enfant terrible de Gucci, dont la griffe évoque aujourd’hui à elle seule tout le glamour des stars qu’il habille, est un bijou d’homme. Tout en lui, l’élégance, la mystérieuse attirance pour le sombre et la perfection, le talent protéiforme, a l’éclat rare d’un diamant noir. Ce n’est sans doute pas un hasard si Tom Ford a établi l’une de ses deux boutiques parisiennes dans le quartier des pierres précieuses, au 378, rue Saint-Honoré.

Sept années se sont écoulées entre A Single Man et Nocturnal Animals...
J’ignore où sont passées ces années ! Il y a quinze ans, j’allais avoir 40 ans, j’ai fait une crise existentielle. Quand vous avez du succès très jeune, il n’est pas rare de faire une première crise à la moitié de votre vie. Je dessinais des collections homme et femme pour Gucci et pour Yves Saint Laurent. Je faisais sans arrêt des allers-retours entre Milan et Paris, et plus ma vie matérielle s’enrichissait, plus je m’appauvrissais intérieurement. J’ai alors voulu quitter ce milieu de la mode, éphémère selon moi, pour me consacrer aux lms, qui durent toujours. Adapter à l’écran le roman de Christopher Isherwood, A Single Man, récit d’une remise en question, m’a transformé. Puis, paradoxalement, mon activité s’est élargie et, au lieu d’arrêter la mode, j’ai ouvert cent boutiques à travers le monde, dont deux à Paris, sous ma propre marque. Comme si passer derrière la caméra, ce dont je rêvais depuis si longtemps, avait relancé la machine. Et puis, surtout, mon compagnon (l’ex-journaliste de mode Richard Buckley, ndlr) et moi avons eu un ls, Alexander, qui a maintenant 4 ans. Je m’étais juré de me consacrer entièrement à lui jusqu’à ses 3 ans. Pendant tout ce temps, je n’ai pas trouvé d’histoire su samment captivante. Et quand j’ai acheté les droits du livre d’Austin Wright, Tony et Susan, j’ai eu du mal à en nir l’adaptation avant qu’ils n’expirent. J’écris seul, et écrire est dou- loureux. Particulièrement quand il faut enchevêtrer trois ctions comme dans Nocturnal Animals.

Qu’aimez-vous dans ce roman ?

Son suspense haletant et le thème de la loyauté. Je suis en couple depuis trente ans, et Richard et moi aurions pu nous quitter bien des fois. Je l’aurais regretté. L’histoire est un avertissement sur ce qui peut vous arriver si vous laissez partir les gens auxquels vous tenez vraiment. J’ai mis beaucoup de moi dans le lm: Susan, le personnage que joue Amy Adams, doit se dépouiller de la personne super cielle qu’elle est devenue. Le personnage de Jake Gyllenhaal vient comme moi du Texas, sans être un macho traditionnel, et c’est sa force.

Amy Adams joue une galeriste de Los Angeles à la vie tranquille, rattrapée par son passé.

La scène d’ouverture est aussi éblouissante que déroutante: des femmes fortes d’un certain âge, nues, dansent au ralenti dans un scintillement de paillettes...
Et on s’aperçoit qu’il s’agit d’une performance artistique conduite par Susan. Avec cette scène, j’ai voulu accrocher l’attention, mais aussi faire un commentaire sur notre culture et sur l’absurdité du monde de l’art actuel. L’art qu’on voit dans le lm est authentique, des artistes de renom ont été assez gentils pour me prêter leurs œuvres. Mais cette installation, j’ai dû l’inventer. Ayant vécu vingt-sept ans en Europe, j’ai voulu critiquer l’Amérique d’aujourd’hui telle qu’elle est perçue de l’extérieur : trop nourrie, gloutonne, vieillissante. J’ai a ublé ces femmes d’accessoires Americana pour un effet grotesque. Lorsque j’ai tourné la scène, je suis tombé amoureux de ces femmes si libres dans leur corps, si belles et joyeuses, si heureuses car elles  ont abandonné les diktats de la société pour être elles-mêmes. Elles sont les walkyries qui nous entraînent dans l’allégorie morale du lm. Esthétiquement, ce sont les Polaroid de Carlo Mollino, avec leurs drapés de velours rouge et leurs très beaux nus, qui m’ont in uencé, bien plus que David Lynch, même si les gens font beaucoup cette comparaison.

Votre cinéma est aussi stylé que votre mode est cinématographique.

J’écris presque plan par plan, mais le style n’est là que pour servir l’histoire. Que ce soit l’esthétique d’un plan, la façon dont un personnage est vêtu, l’atmosphère, cela doit exprimer quelque chose qui fait avancer l’action. Sur le plateau, il faut renoncer à ses obsessions, il faut être ouvert à l’imprévu. 

De quelle manière se nourrissent vos deux univers ?

Je sépare méticuleusement la mode et le cinéma, vous ne verrez d’ailleurs aucune griffe Tom Ford dans le lm. Vous verrez en revanche pas mal d’amis couturiers au générique ! Quoi qu’il en soit, ces deux industries ont un processus très similaire. J’ai passé trente ans dans l’industrie de la mode, j’ai travaillé avec les plus grands photographes, de Helmut Newton à Irving Penn. Je suis un bon conteur par nature, du genre à inventer des détails pour pimenter un dîner, mais c’est surtout la mode qui m’a appris à raconter une histoire dans un cadre. J’ai une grande expérience de la technique et de la lumière.

Les designers font-ils de bons réalisateurs ?

Les gens de mode font énormément de recherches pour mettre en  scène un photo-shoot et ils sont cinéphiles. J’ai créé une collection basée sur Les Larmes amères, de Petra von Kant de Rainer Werner Fassbinder, d’autres entièrement inspirées des lms de Claude Chabrol... Oui, les designers font de bons cinéastes.

Vos réalisateurs culte ?

Cela dépend des genres. Une de mes idoles est George Cukor. A Single Man était truffé de références qui allaient du Magicien d’Oz à Psychose, de Fritz Lang à Wong Kar-wai. Pour Nocturnal Animals, l’in uence évidente est Alfred Hitchcock. Et Brian De Palma, qui montre la violence de façon presque surréaliste et graphique, et s’était lui-même inspiré du photographe de mode Guy Bourdin.

Julianne Moore dans A Single Man, ici Amy Adams, Isla Fisher et Laura Linney: avez-vous une attirance particulière pour les rousses ?
J’ai enffe et quelque chose pour les rousses. Les meilleures actrices actuelles sont souvent des rousses ! Un mot sur mon casting : si on connaît déjà tout le talent d’Amy Adams, de Jake Gyllenhaal, parfaits dans les rôles doubles de Susan et de Tony, et de Michael Shannon, qui joue le shérif, ce sont Laura Linney et Aaron Taylor-Johnson qui m’ont blu é! Elle en mère texane d’Amy, comme si elle avait grandi à Dallas. Et lui absolument terri ant en tueur psychopathe.

On oublie souvent que vous avez commencé comme acteur...

J’ai vaguement étudié l’architecture. Toutefois, quand, adolescent, je suis parti pour New York, c’était pour devenir acteur. J’ai eu pas mal de succès dans la pub et à la télévision, mais j’ai tout de suite haï ce métier car je suis quelqu’un de pathologiquement timide. On ne me croit jamais, parce que j’ai mis beaucoup d’énergie à me façonner un personnage public, mais c’est vrai. Cela ne m’a pas empêché de suivre quantité de classes d’art dramatique, expérience qui me permet aujourd’hui de savoir comment parler aux acteurs et de les rassurer.

Je suis un bon conteur par nature, du genre à inventer des détails pour pimenter un dîner, mais c’est surtout la mode qui m’a appris à raconter une histoire dans un cadre.”

Comment vous habillez-vous sur un plateau de tournage ?

J’ai plusieurs habits de “Tom Ford”. Si je suis au Nouveau-Mexique, où j’ai été élevé et où je passe de plus en plus de temps, c’est jeans, chemise western et boots. En ville, je revêts mon uniforme costume noir et chemise. C’est aussi la tenue que je porte quand je suis réalisateur. Quelqu’un m’a demandé si j’allais vraiment être en costume sur le plateau de Nocturnal Animals et j’ai répondu: “Oui, c’est qui je suis.”

Vous arborez de magni ques boutons de manchette...

Cet accessoire, l’un des seuls que les hommes peuvent porter en toute masculinité, me fait sentir complet, “prêt”. Je devais avoir 10 ans lorsque mon grand-père m’a offert ma première paire, de très beaux Zuni que mon ls porte à son tour – oui, mon ls est assez grand pour porter des boutons de manchette !

On devine aussi un bracelet. Quelle est votre relation aux bijoux ?

J’accorde mes bijoux à l’endroit où je me trouve. J’ai plusieurs maisons, de styles très différents. Celle de Los Angeles est de Richard Neutra, l’un des rois de l’architecture de la Californie du Sud: très dépouillée, minimale, plus petite que celle d’Amy Adams dans Nocturnal Animals, mais sur le même modèle. Ma maison à Londres a été dessinée par John Nash, elle date de 1827, très british. Au Nouveau-Mexique, ma maison est de pur style “adobe”. Si vous venez m’y rendre visite, je suis généralement couvert de turquoises, souvent avec des bracelets gigantesques que je glisse sous les manches d’une chemise pour qu’on les devine plus qu’on ne les voit. Hélas, la turquoise s’exporte mal, et ailleurs qu’à Santa Fe, j’aurais l’air ridicule (rires). J’aime aussi les épingles de cravate, très populaires dans les années 1920. Je me risque à en porter sur les tapis rouges, même si je sens bien que les jeunes gens ne comprennent pas cet accessoire.

Vous fermez souvent les yeux en parlant, pour mieux vous concentrer ?
(Il rougit presque.) Je sais, c’est bizarre, mais j’ai besoin de visualiser mes pensées avant de les articuler. C’est aussi mon côté oiseau de nuit!

Êtes-vous un animal nocturne, vous qui aimez tant le noir ?

Oui, je suis insomniaque et prends des somnifères pour dormir, quoique trois heures de sommeil me su sent. La nuit, je suis d’une redoutable effcacité. Je peux me concentrer, envoyer des mails sans en recevoir. Je suis d’ailleurs frustré quand un autre animal nocturne me répond. J’aime à être seul dans le noir... Si j’ai toujours aimé cette couleur, très Fade to Black, le nom de ma maison de production, c’est parce que j’ai une conscience exacerbée du temps qui passe. Autrefois, l’idée de la mort me hantait, aujourd’hui je pense que c’est ce qui donne sa beauté à toute chose. Si la rose était éternelle, nous ne l’apprécierions pas autant. La pénombre me rappelle qu’il faut saisir chaque moment et savourer chaque instant de la vie, et l’illuminer de couleurs.

Nocturnal Animals, de Tom Ford, avec Amy Adams, Jake Gyllenhaal, Michael Shannon, Aaron Taylor-Johnson, Isla Fisher, Laura Linney... Sortie le 4 janvier.

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