Parce qu’ils sont les auteurs d’une littérature engagée, qu’ils incarnent la possibilité du changement, la tolérance et l’ouverture d’esprit, ces deux écrivains marocains installés à Paris sont les invités de ce numéro dédié aux femmes et à ses droits. Dans cette interview croisée, ils évoquent le Maroc d’hier et celui de demain, celui qui les a vu grandir et demeure au coeur de leur inspiration.

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Elle a re&ccedil;u le prix Goncourt 2016 pour son livre &ldquo;Chanson douce&rdquo;, il s&rsquo;est vu d&eacute;cerner le Prix de Flore deux ans plus t&ocirc;t pour &ldquo;Le Jour du roi&rdquo;. Des mots-chocs, une r&eacute;alit&eacute; d&eacute;peinte dans toute sa noirceur, une &eacute;criture aff ranchie de toute entrave sociale, morale ou religieuse&hellip; Il aura fallu &agrave; Le&iuml;la Slimani et Abdellah Ta&iuml;a traverser la M&eacute;diterran&eacute;e pour donner libre cours &agrave; leur g&eacute;nie cr&eacute;atif, accomplir leurs destin&eacute;es... et devenir amis. Pour L&rsquo;Officiel Maroc, Le&iuml;la, bient&ocirc;t maman, et Abdellah se retrouvent &agrave; Paris, o&ugrave; tous deux ont &eacute;lu domicile, le temps d&rsquo;une promenade litt&eacute;raire dans les rues de la Ville Lumi&egrave;re et se racontent, se d&eacute;voilent, se d&eacute;couvrent dans&nbsp;un &eacute;change touchant &agrave; travers lequel transpara&icirc;t, sans faux semblants, ce Maroc qui les a vu grandir, de chaque c&ocirc;t&eacute; du Bouregreg. Ce Maroc, ils l&rsquo;aiment, le ch&eacute;rissent, malgr&eacute; ses travers, ses in&eacute;galit&eacute;s sociales et ses injustices. Ce Maroc, ils sont d&eacute;termin&eacute;s &agrave; le d&eacute;peindre dans sa r&eacute;alit&eacute; la plus crue, dans toute sa troublante complexit&eacute;, car ind&eacute;niablement, c&rsquo;est de la v&eacute;rit&eacute; que jaillira la lumi&egrave;re. Un nouveau souffle fr&eacute;mit enfin et se fait ressentir de la plus agr&eacute;able des mani&egrave;res. Quand la libert&eacute; de l&rsquo;esprit s&rsquo;associe &agrave; celle de la plume na&icirc;t l&rsquo;engagement moral et social dans sa plus pure expression et se profilent alors les pr&eacute;mices d&rsquo;un Maroc des Lumi&egrave;res.

Abdellah Ta&iuml;a : Le&iuml;la, nous venons tous les deux de la m&ecirc;me r&eacute;gion du Maroc. Toi, de Rabat. Moi, de Sal&eacute;. Pourtant, on n&rsquo;aurait jamais pu se rencontrer au Maroc je crois... n&rsquo;est-ce pas ? 
Le&iuml;la Slimani : Oui, c&rsquo;est une pens&eacute;e qui me vient &agrave; chaque fois que nous nous voyons &agrave; Paris ou ailleurs. J&rsquo;ai grandi au Souissi, dans les beaux quartiers de Rabat et toi, dans un quartier populaire de Sal&eacute;. &Agrave; peine quelques kilom&egrave;tres nous s&eacute;paraient et en m&ecirc;me temps, je crois que nous n&rsquo;aurions jamais eu l&rsquo;occasion de nous conna&icirc;tre, de devenir amis si nous &eacute;tions rest&eacute;s l&agrave;-bas. Nos mondes &eacute;taient trop diff &eacute;rents. Et puis, et je le regrette, le Maroc n&rsquo;est pas un pays qui favorise la mixit&eacute; sociale. Enfant, j&rsquo;avais l&rsquo;impression de vivre dans une bulle, de ne pas avoir acc&egrave;s aux r&eacute;alit&eacute;s du pays. Mes parents &eacute;taient n&eacute;anmoins, je dois le reconna&icirc;tre, des gens tr&egrave;s ouverts et qui n&rsquo;ont jamais fait preuve de condescendance &agrave; l&rsquo;&eacute;gard des gens qui avaient fait moins d&rsquo;&eacute;tudes ou avaient moins d&rsquo;argent. Par rapport &agrave; d&rsquo;autres personnes de leur milieu, je crois qu&rsquo;ils &eacute;taient tr&egrave;s curieux des autres. Finalement, il aura fallu Paris et la litt&eacute;rature pour que toi et moi devenions amis et pour nous rendre compte que, malgr&eacute; nos diff &eacute;rences, notre attachement au Maroc, &agrave; sa langue, ses odeurs, sa nourriture, son humour, &eacute;taient pareillement ancr&eacute; en nous. 
A. T. : Oui, c&rsquo;est vrai. Paris, ce lieu &agrave; la fois concret et r&ecirc;v&eacute;, a permis ce miracle : notre rencontre au-del&agrave; de toutes les limites. Je dois quand m&ecirc;me avouer que je n&rsquo;arrive pas compl&egrave;tement &agrave; oublier 
l&rsquo;inf&eacute;riorit&eacute; invraisemblable que je ressentais en moi quand je croisais les riches de Rabat. Pire, je ressentais une tristesse profonde quand, de retour de l&rsquo;annexe de l&rsquo;universit&eacute; Mohamed-V &agrave; Agdal, mon bus passait &agrave; c&ocirc;t&eacute; du lyc&eacute;e Descartes. Les &eacute;l&egrave;ves de la Mission comme on dit, se moquaient de moi : c&rsquo;est l&rsquo;impression que j&rsquo;avais alors que, au fond, ils ne me remarquaient m&ecirc;me pas. C&rsquo;est moi qui ne cessais alors de mesurer tout ce qui me s&eacute;parait d&rsquo;eux. Je n&rsquo;&eacute;tais rien. Un pauvre. Et c&rsquo;est &agrave; partir de ce rien qu&rsquo;il fallait tout reconstruire, tout planifier, tout r&ecirc;ver. D&rsquo;ailleurs mes r&ecirc;ves, &agrave; l&rsquo;&eacute;poque, n&rsquo;&eacute;taient rien d&rsquo;autre que des r&ecirc;ves. J&rsquo;avais certes de la volont&eacute;&nbsp;et de la d&eacute;termination, mais cela ne m&rsquo;emp&ecirc;chait pas d&rsquo;&ecirc;tre lucide sur la mani&egrave;re avec laquelle on traite les pauvres au Maroc. Comment on les marginalise. Comment on organise l&rsquo;espace social pour les &eacute;loigner de 
ceux qui comptent, de ceux qui gouvernent et de leurs enfants... Toi et moi, c&rsquo;&eacute;tait quasiment une impossibilit&eacute; au Maroc... Toi et moi, aujourd&rsquo;hui, on est &agrave; Paris, dans la litt&eacute;rature, dans les livres, mais, surtout, surtout, dans un espace que nous inventons au fur et &agrave; mesure... 
L.S. : Oui, je comprends tr&egrave;s bien ce que tu dis. Cette fa&ccedil;on de nier les pauvres, de les &ldquo;invisibiliser&rdquo;, de leur &ocirc;ter leur dignit&eacute; m&rsquo;obs&egrave;de moi aussi, m&ecirc;me si je ne l&rsquo;ai jamais &eacute;t&eacute;. Ma m&egrave;re, qui &eacute;tait m&eacute;decin &agrave; Rabat, soignait beaucoup de gens tr&egrave;s d&eacute;munis et elle m&rsquo;a sensibilis&eacute;e &agrave; cette question. Et puis la litt&eacute;rature, le cin&eacute;ma, m&rsquo;ont appris &agrave; regarder l&rsquo;autre diff&eacute;remment, &agrave; ne pas m&rsquo;enfermer dans l&rsquo;attitude hautaine des bourgeois. Mon dernier roman, Chanson douce, est l&rsquo;histoire d&rsquo;une humili&eacute;e. Et il commence par une citation de Dosto&iuml;evski qui fut le grand po&egrave;te des pauvres gens. La litt&eacute;rature peut faire &ccedil;a, raconter le destin de ceux que tout le monde m&eacute;prise. Oui, Paris a rendu notre amiti&eacute; possible. Parce que nous avons, je crois, une m&ecirc;me fa&ccedil;on d&rsquo;envisager notre humanit&eacute; et notre rapport aux autres. Nous d&eacute;testons l&rsquo;humiliation, le racisme, le m&eacute;pris social. Et puis nous sommes, tous les deux, profond&eacute;ment libres. Et Paris est une ville qui permet cette libert&eacute;. J&rsquo;aime vivre ici. Marcher dans les rues, me perdre, prendre le m&eacute;tro, traverser un pont. Tu aimes Paris je crois, non ? Te sens-tu toujours exil&eacute; ? Ailleurs ? 
A. T. : Je ne me sens absolument pas comme un exil&eacute; &agrave;&nbsp;Paris. Je vis dans cette ville depuis 18 ans. Et cela me donne une l&eacute;gitimit&eacute; certaine, r&eacute;elle, pour dire que ma libert&eacute;, je l&rsquo;ai trouv&eacute;e &agrave; Paris avec et sans l&rsquo;aide de Paris. Je ne suis plus dans la peur vis-&agrave;-vis des Parisiens. Je ne suis pas leur indig&egrave;ne. J&rsquo;ai aim&eacute; dans cette ville, j&rsquo;ai fait l&rsquo;amour, j&rsquo;ai pleur&eacute;, j&rsquo;ai construit quelque chose qui n&rsquo;appartient qu&rsquo;&agrave; moi. M&ecirc;me si certains Fran&ccedil;ais continuent de ne pas me consid&eacute;rer, ce n&rsquo;est pas grave. Cela ne m&rsquo;arr&ecirc;tera pas. Je sens que, malgr&eacute; le racisme d&eacute;complex&eacute; aujourd&rsquo;hui en France, Paris restera toujours Paris : un&nbsp;id&eacute;al et un lieu o&ugrave; l&rsquo;on peut fuir, o&ugrave; l&rsquo;on se reconstruit enfin. Paris, c&rsquo;est un roman de Balzac et un geste fou, en feu, celui d&rsquo;Arhtur Rimbaud. C&rsquo;est la ville d&rsquo;Isabelle Adjani dont le destin et l&rsquo;intensit&eacute; folle me rappellent tellement les femmes marocaines. Ma m&egrave;re, bien s&ucirc;r. Mais pas seulement. Les femmes au Maroc sont tr&egrave;s dou&eacute;es pour mener la guerre, non ?

Toi et moi, c’était quasiment une impossibilité au Maroc... Toi et moi, aujourd’hui, on est à Paris, dans la littérature, surtout, dans un espace que nous inventons au fur et à mesure...

L. S. : Oui, et elles m&rsquo;impressionnent terriblement. L&rsquo;ann&eacute;e derni&egrave;re, j&rsquo;ai interrog&eacute; des dizaines de femmes marocaines pour un livre qui va sortir bient&ocirc;t. J&rsquo;ai &eacute;t&eacute; stup&eacute;faite par leur force, leur capacit&eacute; &agrave; s&rsquo;en sortir, &agrave; contourner les interdits, &agrave; aimer malgr&eacute; l&rsquo;adversit&eacute;. J&rsquo;ai eu la chance de bien conna&icirc;tre Fatima Mernissi, qui &eacute;tait tr&egrave;s amie avec mon p&egrave;re, et elle repr&eacute;sentait pour moi cette part de la culture f&eacute;minine marocaine : un m&eacute;lange de raffinement et de force, de r&eacute;volte et de transmission des traditions. Mais je dois dire que, de mani&egrave;re g&eacute;n&eacute;rale, je suis de plus en plus sensible &agrave; la combativit&eacute; des femmes, &agrave; leur r&eacute;silience, &agrave; leur force de vie. Dans mon entourage, les femmes sont souvent beaucoup plus ambitieuses, plus enthousiastes que les hommes. Elles prennent des risques, elles s&rsquo;engagent. Je trouve finalement les hommes plus soumis, plus apathiques. Quant &agrave; ce que tu disais sur la France, je suis tr&egrave;s inqui&egrave;te de ce racisme d&eacute;complex&eacute; 
dont tu parles si justement. Je suis inqui&egrave;te de l&rsquo;avenir des &ldquo;grandes d&eacute;mocraties occidentales&rdquo; comme de l&rsquo;avenir des pays du Maghreb. D&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, le populisme, le rejet de l&rsquo;autre, l&rsquo;indiff &eacute;rence. &Agrave; Paris, la mairie a carr&eacute;ment install&eacute; des rochers sous le m&eacute;tro a&eacute;rien pour emp&ecirc;cher les migrants de s&rsquo;allonger ! Et c&ocirc;t&eacute; maghr&eacute;bin, le conservatisme, la misogynie d&eacute;complex&eacute;e, l&rsquo;homophobie, le poids du discours religieux me font peur et m&rsquo;atteignent, moi qui ai tellement soif de libert&eacute;. Tu sais, je trouve qu&rsquo;il devient de plus en plus difficile de&nbsp;d&eacute;battre, de parler de politique, d&rsquo;avenir ou de religion. On sent, partout, une tr&egrave;s grande crispation. Finalement, toute cette situation nourrit encore plus mon amour de la litt&eacute;rature et de la solitude. J&rsquo;&eacute;cris pour regarder le monde et les hommes autrement. Et toi, dis- moi, pourquoi &eacute;cris-tu ? 
A. T. : Je me souviens qu&rsquo;au d&eacute;part, l&rsquo;&eacute;criture n&rsquo;&eacute;tait l&agrave; que comme un moyen pour ma&icirc;triser de plus en plus cette chose &eacute;trange : la langue fran&ccedil;aise. Aujourd&rsquo;hui, je m&rsquo;en fous compl&egrave;tement de la ma&icirc;trise. Je ne me pose plus la question de savoir si je parle bien cette langue ou pas. J&rsquo;&eacute;cris (toujours) parce que je crois fort en la capacit&eacute; de la litt&eacute;rature &agrave; dire le monde, le porter, le crier, le 
vomir et, je l&rsquo;esp&egrave;re, le changer. J&rsquo;&eacute;cris parce que, 7 ans apr&egrave;s sa mort, je veux rendre justice aux combats de ma m&egrave;re M&rsquo;Barka. Sa voix et ses guerres sont en moi et veulent sortir, s&rsquo;&eacute;crire. Je suis le porte-voix de M&rsquo;Barka. Le portevoix de mes soeurs. Celui qui, tout en assumant son homosexualit&eacute;, &eacute;crit les histoires des autres. Des histoires fabuleuses, transgressives, jouissives et, enfin de compte, tr&egrave;s politiques. Le pouvoir peut dire ce qu&rsquo;il veut, cela ne m&rsquo;emp&ecirc;chera plus de dire ce que je ressens comme &eacute;tant la v&eacute;rit&eacute;... Le Maroc peut rejeter la magnifique actrice Loubna Abidar, moi, de tout mon coeur, je la consid&egrave;re comme une h&eacute;ro&iuml;ne. Une femme pleinement femme qui a fait face &agrave; tout un pays pour dire La V&eacute;rit&eacute;. Et, en faisant cela, elle a accompli le &ldquo;geste artistique&rdquo; dont le Maroc avait besoin. On continue de consid&eacute;rer les Marocains comme des petits enfants. Loubna Abidar leur a parl&eacute; vrai, cru, dur. Intraitable, elle n&rsquo;a pas renonc&eacute;. Je l&rsquo;adore et je l&rsquo;admire tellement... Et toi ? 
L.S. : Oui, je l&rsquo;admire aussi, &agrave; plusieurs titres. D&rsquo;abord&nbsp;et avant tout en tant qu&rsquo;actrice, et donc comme une artiste qui a embrass&eacute; totalement son art. Elle a jou&eacute; son personnage avec passion, avec authenticit&eacute;, elle ne s&rsquo;est enferm&eacute;e dans aucune fausse pudeur, dans aucune moralit&eacute; &agrave; deux sous. Non, elle s&rsquo;est comport&eacute;e comme se comportent toutes les grandes actrices du monde ; elle a fait vivre ce personnage si r&eacute;el de prostitu&eacute;e. Mais ce qu&rsquo;on accepte de Nicole Kidman ou d&rsquo;Isabelle Adjani, on ne l&rsquo;accepte pas de Loubna Abidar. Sous pr&eacute;texte que la &ldquo;femme marocaine&rdquo; ne devrait pas se comporter comme &ccedil;a et donner cette image du Maroc. Mais personne n&rsquo;a &agrave; d&eacute;finir &ldquo;LA&rdquo; femme marocaine. Et nous devrions &ecirc;tre fiers d&rsquo;avoir des artistes de cette trempe. En plus, je l&rsquo;admire d&rsquo;avoir assum&eacute;, de n&rsquo;avoir jamais fait machine arri&egrave;re, de ne pas avoir &eacute;mis de regrets. C&rsquo;est un v&eacute;ritable personnage de roman, sa libert&eacute;, sa fougue, ses contradictions m&ecirc;mes me touchent. De toute fa&ccedil;on, je pense qu&rsquo;&ecirc;tre un artiste implique forc&eacute;ment une forme de subversion. Quand on d&eacute;cide de cr&eacute;er, de cr&eacute;er vraiment, de dire la v&eacute;rit&eacute;, on doit accepter d&rsquo;&ecirc;tre un paria, d&rsquo;&ecirc;tre d&eacute;test&eacute;, montr&eacute; du doigt. C&rsquo;est dur et parfois j&rsquo;en souff re. Parfois aussi j&rsquo;ai peur parce que j&rsquo;ai une famille et que je ne veux pas attirer de violence ou de malheur sur nous. Mais nous mourrons aussi de trop de silence, de l&acirc;chet&eacute;, d&rsquo;hypocrisie. Je ne te l&rsquo;ai jamais dit, mais quand j&rsquo;ai peur je pense souvent &agrave; toi. &Ccedil;a me redonne du courage, &ccedil;a m&rsquo;oblige &agrave; &ecirc;tre forte. Pourquoi est-ce que toi, contrairement &agrave; tant d&rsquo;autres, tu ne t&rsquo;es pas content&eacute; de vivre en cachette et de ne pas &ldquo;perturber&rdquo;, comme ils disent, la bonne marche du monde ?

Ce qu’on accepte de Nicole Kidman, on ne l’accepte pas de Loubna Abidar. Personne n’a à définir “LA” femme marocaine. Et nous devrions être fiers d’avoir des artistes de cette trempe.

A. T. : La v&eacute;rit&eacute;, la peur est toujours l&agrave; en moi. La v&eacute;rit&eacute;, je ne pense pas &ecirc;tre plus courageux que les autres, plus courageux que toi. Je vais &agrave; l&rsquo;&eacute;criture avec mes peurs et je les d&eacute;passe plus ou moins gr&acirc;ce &agrave; la litt&eacute;rature. Je fais comme toi. Je fais comme Mohamed Choukri. J&rsquo;ai la ferme intention de bouleverser le monde, retourner &agrave; la source m&ecirc;me de la violence. Parfois j&rsquo;ai m&ecirc;me envie d&rsquo;&ecirc;tre plus fou que nos soci&eacute;t&eacute;s. C&rsquo;est d&rsquo;ailleurs quelque chose qui te caract&eacute;rise toi aussi : tes deux romans vont loin dans la folie et la destruction. Tes personnages f&eacute;minins sont d&eacute;sorient&eacute;s certes, mais &agrave; chaque fois, ils r&eacute;agissent en renversant l&rsquo;ordre &eacute;tabli, en l&rsquo;occurrence&nbsp;la bourgeoisie fran&ccedil;aise. Je me reconnais dans ce qui anime ces personnages, je suis port&eacute; par leur folie et leur soif de justice. Je suis avec elles dans ce chemin tr&egrave;s pr&eacute;cis : le d&eacute;sespoir et le d&eacute;sir de le d&eacute;passer. Le tragique qui les tue et les fait exister. 
L. S. : Nous venons, c&rsquo;est vrai, d&rsquo;univers tr&egrave;s diff &eacute;rents et comme je te l&rsquo;ai dit, j&rsquo;ai le sentiment que la mixit&eacute; sociale est tr&egrave;s difficile au Maroc. En m&ecirc;me temps, ce qui me frappe, c&rsquo;est que quand j&rsquo;ai fait des reportages au Maroc et quand j&rsquo;ai interrog&eacute; des femmes sur leurs exp&eacute;riences, on avait souvent v&eacute;cu la m&ecirc;me chose, malgr&eacute; nos diff&eacute;rences d&rsquo;&acirc;ge, de statut ou d&rsquo;&eacute;tudes. Nous parlions d&rsquo;amour, de sexualit&eacute; et plusieurs m&rsquo;ont racont&eacute; avoir &eacute;t&eacute; arr&ecirc;t&eacute;es, avec leur petit ami, par la police. Elles ont donn&eacute; un billet de 100 dirhams et cela s&rsquo;est r&eacute;gl&eacute;. Mais elles se sont senties profond&eacute;ment humili&eacute;es. C&rsquo;est comme ces jeunes gens &agrave; Nador qui ont &eacute;t&eacute; arr&ecirc;t&eacute;s pour la photo d&rsquo;un baiser. Oui, 
chez nous, on peut &ecirc;tre arr&ecirc;t&eacute; pour avoir embrass&eacute; celui qu&rsquo;on aime. &Ccedil;a para&icirc;t inconcevable, inimaginable. Quelle place donne-t-on &agrave; l&rsquo;amour, &agrave; la spontan&eacute;it&eacute;, &agrave; la jeunesse ? Moi aussi j&rsquo;ai v&eacute;cu ce sentiment de peur et d&rsquo;humiliation, j&rsquo;ai vu le regard du fl ic sur moi. J&rsquo;avais 17 ans, j&rsquo;&eacute;tais au lyc&eacute;e Descartes et j&rsquo;&eacute;tais avec mon petit ami. Nous &eacute;tions jeunes, innocents, amoureux, mais ce regard-l&agrave; nous a salis. &Ccedil;a m&rsquo;a donn&eacute; l&rsquo;impression de faire quelque chose de mal, alors qu&rsquo;aujourd&rsquo;hui je sais bien que ce n&rsquo;&eacute;tait rien que d&rsquo;innocents baisers. L&agrave; aussi, nous avons r&eacute;gl&eacute; &ccedil;a en donnant quelques billets au policier. Ils sont cens&eacute;s faire respecter la &ldquo;morale&rdquo;, mais la morale co&ucirc;te 100 ou 200 dirhams. C&rsquo;est tr&egrave;s triste. 
A. T. : Je me rappelle qu&rsquo;un soir tr&egrave;s tard, de retour de l&rsquo;universit&eacute; Mohamed-V, des policiers en civil m&rsquo;avaient arr&ecirc;t&eacute; juste &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Bab Chellah. Comme &ccedil;a. Sans aucune raison. Un peu inconscient, je leur ai demand&eacute; moi aussi leurs papiers. Ils m&rsquo;ont conduit imm&eacute;diatement au poste de police juste &agrave; c&ocirc;t&eacute; du minist&egrave;re de la Culture, derri&egrave;re le Th&eacute;&acirc;tre national. En arrivant dans le petit commissariat, j&rsquo;ai demand&eacute; &agrave; un des policiers si je pouvais appeler ma m&egrave;re pour la pr&eacute;venir. Elle &eacute;tait d&eacute;sormais seule &agrave; la maison, tous mes fr&egrave;res et soeurs &eacute;taient partis vivre leur vie. Le policier m&rsquo;a regard&eacute; de haut en bas et a cri&eacute; &agrave; ses coll&egrave;gues : &ldquo;Regardez, regardez... Nous avons un oueld mouimtou (fils&nbsp;&agrave; maman, ndlr) cette nuit...&rdquo;. Tout le poste a &eacute;clat&eacute; de rire, longtemps. J&rsquo;avais tellement honte. C&rsquo;&eacute;tait la premi&egrave;re fois que j&rsquo;avais &agrave; faire &agrave; la police. J&rsquo;ai essay&eacute; de ne pas pleurer. J&rsquo;avais quand m&ecirc;me &agrave; peine 21 ans. Le policier m&rsquo;a mis dans le box en disant aux autres d&eacute;tenus : &ldquo;R&eacute;jouissez-vous : je vous am&egrave;ne un oueld mouimtou cette nuit&rdquo;. Plus tard, j&rsquo;ai compris le sens v&eacute;ritable de cette phrase. Le policier leur disait qu&rsquo;ils pouvaient faire de moi ce qu&rsquo;ils voulaient. Et d&rsquo;ailleurs, &ccedil;a n&rsquo;a pas tard&eacute; &agrave; se produire. Un d&eacute;tenu s&rsquo;est rapproch&eacute; de moi, puis un autre. Un troisi&egrave;me s&rsquo;est mis &agrave; hurler des versets du Coran. C&rsquo;&eacute;tait un peu comme dans Midnight Express. Je n&rsquo;ai pu sauver ma peau qu&rsquo;en les laissant me &ldquo;toucher&rdquo; un peu. C&rsquo;est-&agrave;-dire me violer avec leurs doigts sales... J&rsquo;&eacute;cris toujours en me souvenant de ce genre de traumatisme, de violence inou&iuml;e et si banalis&eacute;e au Maroc. J&rsquo;&eacute;cris pour 
que le jeune Abdellah de 1995 si injustement une &eacute;ni&egrave;me fois viol&eacute; ait une voix. Une voix tr&egrave;s en col&egrave;re qui le porte lui et le monde autour de lui... &Eacute;crire c&rsquo;est &ecirc;tre en col&egrave;re, pour moi... toujours... Et toi, comment l&rsquo;&eacute;criture est-elle n&eacute;e en toi ? 
L. S. : Je crois que l&rsquo;&eacute;criture a toujours fait partie de ma vie. D&rsquo;abord comme lectrice, parce qu&rsquo;enfant et adolescente, je d&eacute;vorais les romans. J&rsquo;aimais vivre dans les univers de fiction, je m&rsquo;attachais &eacute;norm&eacute;ment aux personnages. En lisant, j&rsquo;avais l&rsquo;impression de parcourir le monde ! Je n&rsquo;&eacute;tais plus &agrave; Rabat, mais en Russie avec Tolsto&iuml;, sur les Grands Boulevards de Paris avec Zola ou dans les rues de Carthag&egrave;ne avec Garc&iacute;a M&aacute;rquez. Et puis j&rsquo;&eacute;tais tr&egrave;s sensible &agrave; la puissance d&rsquo;&eacute;vocation de la langue, au fait que les mots aient la capacit&eacute; de dire des &eacute;motions tr&egrave;s enfouies, tr&egrave;s complexes. &Ccedil;a me touchait particuli&egrave;rement dans la po&eacute;sie. Je ne sais pas exactement quand je me suis dit que, moi aussi, j&rsquo;avais envie d&rsquo;&eacute;crire. C&rsquo;est venu naturellement, petit &agrave; petit. Au d&eacute;but j&rsquo;&eacute;crivais des po&egrave;mes et puis des lettres, beaucoup de lettres, que j&rsquo;envoyais &agrave; n&rsquo;importe qui, &agrave; des gens que j&rsquo;avais juste crois&eacute;s, mais &agrave;&nbsp;qui j&rsquo;avais envie de raconter des histoires. Et puis j&rsquo;ai commenc&eacute; &agrave; imaginer des nouvelles. Pour le roman, c&rsquo;est venu avec le temps, je me suis un jour senti capable de construire quelque chose de plus abouti, de plus long. Et j&rsquo;ai d&eacute;couvert que j&rsquo;y prenais un plaisir immense. J&rsquo;adore l&rsquo;isolement que procure l&rsquo;&eacute;criture d&rsquo;un roman. Je vis avec mes personnages, ils m&rsquo;obs&egrave;dent, ils me hantent. Au fi l des semaines, je les regarde prendre vie, m&rsquo;imposer leur voix, leur logique, leur silhouette. Je trouve que c&rsquo;est vraiment un moment exaltant, incroyable. J&rsquo;adore &ccedil;a et j&rsquo;esp&egrave;re que je continuerai longtemps &agrave; ressentir de telles &eacute;motions en &eacute;crivant. 
A. T. : Je ressens la m&ecirc;me chose que toi quand j&rsquo;&eacute;cris. Plus exactement, d&egrave;s que je commence &agrave; pr&eacute;parer, &agrave; structurer, &agrave; penser un livre. C&rsquo;est &agrave; la fois puissant et fou. Fragile et exaltant. On n&rsquo;est rien et on est tout. Un dieu, une d&eacute;esse, quoi. Ce que j&rsquo;aime particuli&egrave;rement dans ce processus, c&rsquo;est cette capacit&eacute; d&rsquo;&ecirc;tre si fort dans le tumulte du monde et si seul &agrave; la fois. Je vois le monde et ses contradictions flagrantes, je vis tout cela et en m&ecirc;me temps je suis capable de m&rsquo;isoler (sans r&eacute;ellement le faire compl&egrave;tement) pour n&rsquo;&ecirc;tre qu&rsquo;avec mes mots. Les mots. Essayer de leur donner 
un souffle nouveau. Un rythme. Une musique. Une autre complexit&eacute;. Je me dis &agrave; chaque fois que je 
dois laver ces mots. Y mettre mon go&ucirc;t &agrave; moi, ma peau &agrave; moi, mon histoire &agrave; moi. Mes histoires. Tu as plus que raison Le&iuml;la, on devient &ldquo;addict&rdquo; &agrave; ces sentiments qui nous viennent en &eacute;crivant. &Agrave; cet &eacute;tat fou et jouissif et puissant. &Agrave; ces doutes. &Agrave; cette prison. &Agrave; ce d&eacute;sespoir. &Agrave; cette chose qui se construit avec notre volont&eacute;, et sans elle en m&ecirc;me temps. &Eacute;crire, il n&rsquo;y que cela de vrai&nbsp;pour d&eacute;passer les fronti&egrave;res, les limites, dire la profondeur des choses, des &ecirc;tres. Dire une langue et la d&eacute;passer. J&rsquo;&eacute;cris en fran&ccedil;ais comme toi, mais aujourd&rsquo;hui je sais que ce n&rsquo;est pas que du fran&ccedil;ais qui sort de moi. Il y a&nbsp;de l&rsquo;arabe dans mon &eacute;criture. Beaucoup, beaucoup d&rsquo;arabe.

Leïla Slimani & Abdellah Taïa: Le Maroc des Lumières

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